Trente-cinq degrés à l’ombre, un petit fil d’air agréable dans certaines petites ruelles. Nous sommes bien arrivés à Arles, capitale de la photographie durant l’été, avec la 53e édition des Rencontres de la Photographie.
Du 4 juillet au 25 septembre 2022, 40 expositions réparties dans le centre ville et aux alentours vous proposent d’explorer le monde sur le thème “Visible ou invisible”. Sans compter le OFF, où chaque galerie ou lieu de passage accueille une exposition photo. Ici, la photographie est pensée comme révélatrice d’une nouvelle réalité, ou bien simplement comme un ingrédient essentiel pour éclairer notre regard sur certains sujets.
Hommage à Olivier Etcheverry
Le festival rend hommage à Olivier Etcheverry (1952-2022) qui a dessiné la scénographiedes rencontres et ses expositions depuis plus de 20 ans, en 1986 et 1987 puis de 2002 à 2022. L’homme avait une grande vision pour les Rencontres, en plaçant la photographie dans des lieux en marge, avec des installations colorées, vivantes, dans des espaces étonnants, comme des entrepôts, maisons abandonnées, ou encore la réserve d’un grand magasin, des cours d’école ou jardins urbains. Bref, des lieux inattendus qui, pour lui, permettaient de voir la photographie autrement.
Et c’est bien ce que l’on retrouve toujours durant cette 53e édition des Rencontres de la Photographie. À travers les rues sinueuses du centre ville historique d’Arles, autour de son arène, on se retrouve à regarder des photographies au coeur d’une église, sous les voutes fraîches d’un couvent, au premier étage d’un supermarché ou encore dans une friche de la gare SNCF.
Cette année encore, le festival s’organise autour d’un programme décompensé en cinq grand thèmes : Performer, Expérimenter, Emerger, Explorer & Témoigner et enfin Revisiter. Ce programme, qui mêle plusieurs générations de photographes, ainsi qu’autant d’approches différentes, propose une très grande variété d’expositions.
Performer, au féminin
Cette année, la performance est au féminin, puisque les 3 expositions sous ce thème concernent des femmes photographes. “On ne naît pas femme, on le devient”. C’est sur cette phrase de Simone de Beauvoir que l’exposition internationale Une avant-garde féministe débute, aux côtés d’une photo géante et floue de Sandra Brewster (série Blur). L’expo, à la Mécanique Générale, regroupe plus de 200 œuvres de 71 femmes artistes réalisées dans les années 70s. Elle aborde la construction de la féminité à cette époque et questionne la notion de féminin de manière subversive, ironique ou radicale. Cette exposition, issue de la collection autrichienne Collection Verbund, souligne le caractère pionnier de ces femmes, à l’origine pour certaines de mouvements féministes.
De son côté, la réalisatrice, directrice de la photographie et artiste franco-américaine Babette Mangolte, lauréate du prix Women in Motion 2022, voit son travail photographique sur la danse exposé à l’Eglise Sainte-Anne. Son exposition Capter le mouvement dans l’espace revient sur plus de 50 ans de chorégraphies et performances, où les gestes et mouvements sont capturés sur la pellicule. Sur les clichés, on retrouve notamment Yvonne Rainer, Lucinda Childs, Joan Jonas ou bien encore des pièces de théâtres d’avant-garde de Richard Foreman.
Enfin, la troisième exposition de cette série est celle de Susan Meiselas et Marta Gentilucci, qui exposent Cartographies du corps à l’Eglise Saint-Blaise. Dans ces installations vidéo, on retrouve les mains et leurs mouvements au centre, comme symbole de la vitalité, de l’histoire et de l’identité des femmes italiennes filmées.
Expérimenter
Qu’est-ce que la création sans expérimentation ? Sur ce point, Arles propose cette année encore de découvrir des visions artistiques où toute la place est donnée à l’expérimentation, que ce soit sur les formats, les collages d’image ou bien une nouvelle approche de la matière.
Ainsi, l’artiste Noémie Goudal aborde l’idée du temps long dans Phoenix, avec des films performatifs diffusés sur des écrans géants dans l’église des Trinitaires. Ici, illusions optiques et sonores nous proposent une autre vision de l’écologie, en faisant un pas dans l’ère post-anthropocentrique.
Une exposition monographique est consacrée à Bettina Grossman, artiste américaine dont l’oeuvre pluri-média et géométrique est saluée cette année. à la Mécanique Générale, l’artiste norvégienne Frida Orupabo rapporte, à travers des collages déformés de photos de corps humains issus des archives coloniales, le traumatisme subit par les femmes noires dans l’histoire.
Au Monoprix d’Arles, après avoir traversé la clim des rayons, le premier étage accueille, entre parpaings et tôle, un lieu d’exposition présentant le travail de Lukas Hoffmann et l’expo collective Chants du Ciel, la photographie, le nuage et le cloud. La série Evergreen de Lukas Hoffmann confronte deux séries bien différentes, toutes deux réalisées à la chambre, avec des séries présentées sous la forme de polyptiques en grand format. Le photographe mêle ainsi photo de rue à la chambre et à main levée à des clichés où béton et peinture prennent tout l’espace.
L’exposition collective Chants du Ciel, dont la commissaire Kathrin Schönegg est lauréate de la Bourse de recherche curatoriale des Rencontres d’Arles 2019, nous plonge la tête dans les nuages, mais pas forcément ceux auxquels on croit. Des nuages naturels, source d’inspiration forte de la photographie abstraite, on passe au Cloud, qui connecte aujourd’hui plus de 5 milliards d’internautes, et dont la machinerie informatique, faite de fibres, câbles, data centers et autres logiciels auto-apprenant reste un peu trop masqué de nos esprits.
Pourtant, la question de l’emprise du réseau, qu’elle soit sociale, démocratique, économique ou écologique, est forte et est ici questionnée par des artistes comme Adrian Sauer, Raphaël Dallaporta ou encore Evan Roth, qui combine vidéo slow motion et infrarouge pour dévoiler l’infrastructure bien physique de ce cloud virtuel, où plus d’un million de kilomètre de câbles sous-marin acheminent le trafic internet mondial.
Emerger, de nouvelles écritures photographiques
En plus de présenter des photographes reconnus, Les Rencontres d’Arles proposent, avec le Prix Découverte Louis Roederer, de découvrir des artistes émergents, présentés par des galeries, centres d’arts, institutions et autres lieux culturels. Cette année, une méga-exposition, présentée dans l’église gothique désaffectée des Frères-Prêcheurs, rassemble 10 projets en s’attachant au processus pré-photographique, ce qui a motivé l’artiste à réaliser son projet. Très souvent, l’expérience et l’intime sont au coeur des motivations.
Debmalya Roy Choudhuri pose la question de l’affirmation de soi dans la société, Rahim Fortune présente un travail autobiographique, débuté au chevet de son père malade, et qui se poursuit dans une Amérique bousculée par le Covid et le meurtre de Georges Floyd, qui a déclenché le mouvement Black Lives Matter.
L’artiste russe Olga Grotova, qui vît et travaille à Londres, revient sur l’histoire de sa grand-mère en Oural. Mika Sperling, autre artiste russe, tente de se réconcilier avec son passé et les abus de son grand-père, dans un travail entre textes et photos de famille où son grand-père est découpé, comme pour se reconstruire après le traumatisme caché depuis sa jeunesse.
Daniel Jack Lyons rejoint une Maison de la Jeunesse au Brésil où certains jeunes queer et trans, entre espoir et désillusion, acceptent de poser pour lui, réaffirmant leur identité. Le duo artistique brésilien G & H aborde l’image et les violences faites aux personnes LGBTQIA+ à travers des photos symboliques d’objets.
Seif Kousmate explore les oasis du Maroc, territoires en danger en raison de la surexploitation et de la sécheresse. Il utilise des procédés destructeurs sur ses images pour exprimer la dégradation des points d’eau de ces anciennes réserves de biosphère. Celeste Leeuwenburg aborde, à travers un film, sa filiation avec sa mère, entre patrimoine culturel et familial.
Le travail de Maya Inès Touam, enfant d’immigrés algériens, s’intéresse à la créolisation de la culture, en mélangeant l’oeuvre d’Henri Matisse avec des références artistiques à l’Afrique.
En mêlant photo et sculpture, Akeem Smith revient sur les soirées dancehall de Kingston en Jamaïque, un élément clé de l’identité nationale indigène.
Au cloître Saint-Trophime, Sathish Kumar nous donne à voir le quotidien d’un garçon de village en Inde du Sud, comme un journal photographique depuis son adolescence à aujourd’hui, désormais âgé de 36 ans. Arash Hanaei et Morad Montazami, artistes iranien et français, mêlent architecture utopique des années 1960-1970 au métavers et à la réalité augmentée, avec une exposition qui aurait pu faire partie du thème Expérimenter.
Ground Control, friche de la SNCF, expose les travaux de Cassandre Colas et Gaëlle Delort, deux diplômées de l’Ecole Nationale Supérieure de la Photographie. L’espace Croisière présente quant à lui le travail de Pierfrancesco Celada, artiste italien installé à Hong-Kong depuis 2014 et qui dresse un portrait photographique de ce territoire aux réalités complexes et multiples.
Explorer & Témoigner
La photographie, plus qu’un moyen de réaliser des images, permet aussi de témoigner d’une réalité. Sous le thème Explorer & Témoigner, les Rencontres d’Arles présentent plusieurs projets photographiques d’observation, d’investigation ou de reportage. Si un arbre tombe dans une forêt regroupe par exemple le travail de plusieurs artistes qui s’intéressent aux vides et aux silences photographiés. Bruno Serralongue explose Les gardiens de l’eau, une enquête sur la lutte des Indiens Sioux de la réserve de Standing Rock aux Etats-Unis contre l’enfouissement d’un pipeline sous le fleuve Missouri, menaçant leur “terre sacrée”.
Julien Lombardi. Kauyumari, le cerf bleu, série La terre où est né le soleil, Mexique, 2017-2021
Julien Lombardi, photographe français entre Marseille et Mexico, a enquêté sur Wirikuta, une terre riche en mythes fondateurs mexicains. Léa Habourdin a quant à elle documenté pendant 2 ans les forêts protégées de France, et a réalisé des anthotypes, tirages créés à partir de matériel photosensible de plantes, mais sensibles à la lumière, donc éphémères.
Le duo de photographes de Ritual Inhabitual a enquêté sur la monoculture forestière au Chili et ses conséquences écologiques et politiques. A Ground Control, l’exposition collective Documents Imaginés montre la mise en scène de certaines photos “imaginées”, où chaque élément (cadre, décor, éclairage, sujets) est contrôlé, pour une photographie irréelle mais vouée à recréer des moments véçus. Une pratique fréquence en Asie du Sud.
Ritual Inhabitual. Paul Filutraru, rappeur du groupe Wechekeche ñi Trawün, Santiago du Chili, 2016
Au Musée départemental Arles Antique, une exposition collective montre la vie “telle qu’elle est” aux Etats-Unis avec des travaux de type “post-documentaires”, qui n’offrent pas d’histoire à raconter, si ce n’est des clichés montrant la vie. à l’ENSP, l’artiste Estefanía Peñafiel Loaiza suit en images les pas d’une certaine Carmen, femme disparue en Equateur après avoir rejoint un mouvement révolutionnaire. Le récit alterne entre recherche documentaire et fiction, troublant le témoignage.
Revisiter le travail de grands photographes
Enfin, si Arles s’intéresse à la photographie contemporaine, le festival offre également une grande place à l’histoire. Cette année, une grande exposition est dédiée à Lee Miller, femme photographe dont la carrière a subit de nombreux bouleversements.
Dans l’exposition Lee Miller, photographe professionnelle (1932-1945), on découvre le parcours étonnant de cette photographe américaine. À New York, elle est portraitiste et dispose de son studio de prise de vue, où elle réalise des photos de mode et de publicité.
Mais Lee Miller a également été photographe de guerre à partir de 1942, en devenant correspondante de guerre accréditée par l’armée américaine pour le magazine Vogue. Elle est ainsi au plus proche des forces armées et publie plusieurs reportages photo et textes. D’ailleurs, la qualité de sa plume (et de ses images) en font la coqueluche des éditeurs de magazine. Sans renier la photographie de mode, Lee Miller continue à photographier des scènes de mode dans la rue.
En 1945, elle accompagne l’armée lors de la libération des camps de concentration allemands de Buchenwald et Dachau et documente les prisonniers amaigris, les corps empilés, les fours crématoires.
De leur côté, la Croix Rouge et le Croissant Rouge proposent Un Monde à Guérir, une exposition regroupant plus de 160 ans de photographie issues des archives des deux organismes. Plus de 600 photos sont exposées au Palais de l’Archevêché. D’ailleurs, la création du Comité internationale de la Croix Rouge (1863) et l’invention de la photographie (1839) sont si proches que la photographie a toujours servie a montrer la réalité des drames sur le terrain ainsi que l’aide humanitaire apportée.
Au fil du temps, la photographie est passée d’outil de communication à un outil de témoignage, avec la figure du photographe professionnel dépêché sur le terrain. L’agence Magnum Photos a notamment beaucoup collaboré avec le CICR.
Dans cette exposition, on découvre la photographie mobilisatrice comme moyen de communication de masse avec les images de crises et de souffrance, qui permet de lever des fonds. La photographie permet aussi de montrer la réalité du terrain, du côté des victimes, ainsi que l’aide apportée par la Croix Rouge, logistique et humaine.
A l’espace Van Gogh, l’association Let’z Arles, qui a pour but de pouvoir la photographie luxembourgeoise, revient sur l’oeuvre du photographe Romain Urhausen, en faisant dialoguer ses clichés avec d’autres contemporains. Urhausen est à la croisée de deux écoles, l’école française humaniste et l’école allemande subjective. Dans ses clichés, la réalité du quotidien est traité avec réalisme et humour, couplé à une approche assez plasticienne, voire expérimentale dans certains cas. L’expo nous montre le quartier des Halles à Paris avant que le marché ne soit déplacé à Rungis, puis petit à petit, en avançant dans l’exposition, on découvre des œuvres plus abstraites. Au final, ce qui nous marque c’est sa manière de regarder différemment le monde.
A l’Abbaye de Montmajour, c’est l’Inde de 1978 à 1989 qui est à l’honneur avec Mitch Epstein, qui signe l’affiche du festival cette année. Sur cette période, il voyagea 8 fois en Inde, découvrant le pays à la fois comme touriste mais aussi de l’intérieur grâce à son épouse indienne.
Expositions Arles Associé
En plus des expositions présentées plus haut, Arles accueille plusieurs autres expos dans le cadre de Arles Associé. Pour cette édition, la fondation Luma présente James Barnor à La Tour Luma, la première rétrospéctive de cet artiste en France. Des photos de 1947 à 1987 présente le travail du photographe ghanéen à travers un portfolio d’images retraçant son parcours, de son studio photo à Accra à Londres, puis son retour de Londres à Accra pour ouvrir le premier labo de développement couleur du Ghana, avant de retourner à ses premiers amours, le studio photo et les portraits, que ce soit de famille ou pour des publicités.
Sandra Rocha et Perrine Géliot, pour la première édition du Pernod Ricard Arts Mentorship, racontent un récit poétique sur le Chiappas au Mexique, où la photographie, la vidéo, le son et la sculpture sont convoqués pour une expérience unique.
L’exposition Katalog de Barbara Iweins, récemment publiée chez Delpice & Co, présente le travail d’inventaire photographique minutieux des 12 795 objets qu’elle possédait.
Plusieurs autres expositions de Katrien de Blauwer, Joan Fontcuberta, Pilar Rosado, Klavdij Sluban, Julia Gat, Julien Gester, Jacqueline Salmon, Lionel Roux, Ezio d’Agostino ainsi qu’une quarantaine d’artistes réunis dans le programme Dress Code à la Fondation Manuel Rivera-Ortiz abordent de nombreux sujets de société, à travers des mediums photographiques et visuels variés.
Spiritual Fabrics, Delphine BLAST & Bruno CATTANI
Mentionnant également l’ovni de Fisheye Immersive, avec Le Voile Interposé, une exposition qui questionne la frontière entre le réel et virtuel à base d’intelligence artificielle, de metaverse et de NFT.
Arles dans la région
Enfin, on notera que les Rencontres d’Arles s’étendent au-delà de Arles avec une fois encore le programme Grand Arles Express. Ainsi, Aix-en-Provence accueille deux expositions : Italia Discreta, une incursion photographique italienne avec Bernard Plossu et François-Marius Granet au Musée Granet, et Le Langage Silencieux, une exposition collective réunissant une cinquantaine de photos issues de la collection de la MEP, pour explorer les relations entre le photographe et son modèle.
Avignon, Châteauvert, Le Puy-Sainte-Reparade, Mougins ainsi que Marseille, Port-de-Bouc, Saint-Rémy-de-Provence et Toulon accueillent plusieurs expositions, dont Lucien Clergue (Toulon) et Mathieu Pernot (Marseille).
Tout au long de l’été, le festival photo d’Arles sera également marqué par des stages photo, événements photo, journées professionnelles ainsi qu’un événement jeune public en septembre.
Retrouvez le programme complet sur le site des Rencontres de la Photographie d’Arles.
Damien roué