« Quand j’avais dix ans, je me suis promis de ne jamais oublier comment l’enfant voit le monde : tout est nouveau, l’imagination se mêle à la réalité et l’inconnu est passionnant. » (Julia Gat)
Khamsa signifie en arabe « cinq ». Prononcé trois fois – titre du livre publié chez Actes Sud, dans la belle collection 48 Vues, de la photographe Julia Gat -, il relève du mantra, ou de la formule incantatoire.
Parce que chez les Gat, il y a cinq frères (Michael, Jonathan) et sœurs (Sara, Nina, Julie). Parce qu’il y a cinq doigts dans chaque main, dans chaque pied, et qu’on peut les entrelacer pour toujours.
Khamsa khamsa khamsa est donc cela, un geste de sorcellerie fraternelle, une protection supérieure, une façon de lier par la force de l’art les membres d’une famille, de les unir au-delà des vicissitudes du temps et des mouvements des psychologies singulières.
Se présentant sous la forme d’une archive familiale – des mosaïques d’images ouvrent et ferment l’ouvrage – ce livre solaire est un éloge des interactions d’enfance doublé d’un portrait de chacun des protagonistes.
Née en 1997, Julia Gat écrit son quotidien avec le visage et les corps de ses proches, donnant aussi de l’espace méditerranéen dans lequel évolue la fatrie une impression très douce.
Il faut comprendre ici que la liberté de chacun vaut pour celle de tous, et que les parents ont choisi de ne pas élever leurs enfants selon le mode omnipotent de l’Education nationale.
« L’approche de mes parents consistait à nous accueillir au monde dans l’amour et la joie pendant les sept premières années, puis à nous laisser explorer des activités et la vie sociale jusqu’à l’âge de 14 ans et, enfin, à nous soutenir dans un projet personnel – dans mon cas photographe – qui se professionnalise jusqu’à nos 21 ans. »
Offrir à chaque être la chance de développer ses potentialités, ses talents – on remarquera ici la symbolique du chiffre 7 si fréquente dans la mystique juive -, et de ne rien lâcher sur son désir de fond, une fois le Graal découvert.
De fait, chacun rayonne d’une présence irréductible, entre tendresse et sauvagerie, surface grisante – ce sont des jeunes d’aujourd’hui saisis à différents âges, sans que les portraits pris sur le vif soient classés par ordre chronologique – et reflet d’une profondeur intérieure révélant une solitude.
« A la maison, confie l’auteure de cet opus, nous parlons hébreu, anglais et français, ayant déménagé en France depuis Israël en 2007. Mais concrètement, nous avons grandi dans une bulle. Un monde imaginaire créé par nos jeux et nos personnages. »
Sara, photographiée dans une nouvelle maison située à Marseille en 2021, est extraordinaire, astre de lumière aux yeux et à la chevelure très noirs. Les couleurs de la petite enfance la caressent encore, la sensualité est un mode d’accès à l’existence disponible pour tous. Sara, c’est le feu d’une Indienne juive égarée dans un pays où elle est en exil.
Michael a les traits androgynes de qui n’a pas besoin de se genrer outrageusement pour se sentir puissant. C’est un esprit de l’air, la légèreté du sable lui va bien.
Son frère Jonathan a le visage des petits pages arthuriens, dont le destin est celui de combattre le mal. A lui l’épée de miséricorde et les rêves de sainteté. A lui l’ambition lazaréenne de réveiller les morts.
Nina est une mère universelle, farouche Madonna del Parto moyen-orientale, musique dansée de la régénération.
Quant à Julia, photographiée par sa tante Yahel Or Nir en Israël en 2001 tenant elle-même un boîtier de vision, elle est à la fois l’ensemble des images de sa fratrie déposées dans sa mémoire et sur le papier des éditions Actes Sud, mais aussi l’inconnue qui vient, la sans-visage, la femme qui témoigne, celle qui transmet le temps.
Julia Gat, khamsa khamsa khamsa, texte (français/anglais) Julia Gat, édition Gérladine Lay, assistée de Nesma Merhoum, conception graphique Yann Linsart, Actes Sud, 2022
http://www.juliagatphotography.com/
https://www.actes-sud.fr/contributeurs/julia-gat
Deux expositions éponymes auront lieu à l’espace de la Croisière et à la Galerie Huit du 4 juillet au 26 septembre à l’occasion des Rencontres de la photographie d’Arles 2022
Publié par FABIENRIBERY le 28 JUIN 2022